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Bruno PHILIPPOT le 08/09/19
Prometheus Delivered, Thomas FEUERSTEIN, 2017
Problématique possible sur la question de la représentation du vivant visant à croiser les domaines artistique et scientifique :
Comment la représentation du vivant peut-elle à la fois véhiculer des connaissances, des méthodes et des modalités scientifiques tout en portant un projet esthétique ?
Si la production d'une œuvre d'art sollicite parfois des compétences relevant spécifiquement de la science, le régime scientifique au cœur de la production peut être totalement intégré à la démarche et au processus de réalisation. Ainsi Hans HAACKE a recyclé partiellement l'eau du Rhin1, Michel BLAZY a élevé de la moisissure2 et Hicham BERRADA a cultivé des plants de Jasmin3 dans de gigantesques terrariums. Nombreux sont les exemples parmi les démarches contemporaines.
« Là où les eaux se mêlent » mobilise des imaginaires scientifiques pour porter pleinement l'œuvre dans l'accomplissement de sa fonction esthétique. Ainsi la science s'actualise dans des systèmes qui réalisent un processus interne à l'œuvre, impliquant parfois une forme de variabilité voire d'instabilité. C'est ainsi que les systèmes relevant de savoirs scientifiques avancés sont mis à jour avec toute l'ingénierie qui les assume matériellement pour produire un fait artistique.
Dans quelle mesure le monde scientifique peut-il servir l'imaginaire des artistes ?
Comment l'œuvre peut-elle devenir l'orchestration de savants systèmes scientifiques ?
Comment les processus opérés par une ingénierie scientifique peuvent-ils faire œuvre ?
En réinterprétant le mythe de Prométhée avec Prometheus Delivered, Thomas FEUERSTEIN s'empare d'un récit pour réaliser une œuvre vivante, contenant en son sein un système scientifique complexe capable de transformer la pierre sous l'action d'enzymes extraits de cellules de foie. Ainsi Prométhée se verrait délivré du rocher sur lequel il est condamné à se faire dévorer le foie par un aigle. C'est alors que la science, autrement dit la connaissance, précieux don qui anime Prométhée (don qu'il tient d'Athéna) permettrait enfin au personnage mythologique d'accomplir sa propre délivrance. Outre la sémantique que l'artiste tisse avec le récit d'origine, le système qui permet de mettre en œuvre ces processus de transformation et de production est mis à jour par un dispositif de présentation monumental. Il s'agit de la mise en scène d'un véritable laboratoire scientifique. C'est ainsi que le dispositif scientifique lui-même fait œuvre en tant que forme visible. Du même coup il génère des processus de transformation porteurs du projet esthétique de l'artiste, impliquant les notions de temporalité, mobilisant les fonctions interprétatives de l'esprit. Les imaginations de l'auteur sont à la fois de l'ordre du récit, de la science et de la forme artistique. Ces trois vecteurs se trouvent liés par une consubstantialité qui fait œuvre tout en l'animant d'un principe évolutif qui, quant à lui, fait son œuvre.
Dans le travail d'Isabelle ANDRIESSEN, le principe évolutif des formes sculpturales est ce qui régit tout le projet esthétique de son installation. Les différentes réalisations tridimensionnelles, amenées à changer de forme, sont animées par des processus chimiques qui engendrent une instabilité matérielle évoquant la maladie, la mutation, ainsi qu'une ambiguïté entre vivant et non-vivant, organique et inorganique. Les principes chimiques (oxydation, suintements de matières...) et électriques régissant le système confèrent aux objets inanimés une forme d'organicité à l'œuvre et orchestrée par l'ensemble de l'installation.
Ainsi le dispositif scientifique peut être mis en exergue jusqu'à s'identifier au dispositif de présentation lui-même, porteur du propos artistique. Il prend alors une dimension esthétique renouvelant en profondeur notre approche du fait scientifique. À l'origine de processus complexes, il permet de générer des variations et s'octroie la possibilité de donner aux formes une fonction évolutive tout en mettant en exergue le processus à l'œuvre.
L'ingénierie scientifique donne lieu à un imaginaire tel qu'elle peut devenir le propos qui anime la démarche. En 2015, Hicham BERRADA affirme mobiliser la science comme principe inhérent à l'œuvre, celle-ci pouvant se réduire à l'expression de la seule formule scientifique. Ce qu'actualise l'œuvre, c'est un ensemble de protocoles contenu dans un format A4. Pour la biennale de Lyon « La vie moderne » de 2015, il construit tout un système de terrariums éclairés de lampes Led capables de maintenir un certain degré d'humidité nécessaire à l'écosystème. Toute l'ingénierie scientifique générée par le simple fait de maintenir des plantes en activité de floraison (cela supposait recréer la nuit en plein jour pour la promenade des visiteurs) était portée par un lourd dispositif matériel qui assumait intrinsèquement le discours esthétique de l'artiste : toute reconstruction artificielle d'un système naturel suppose la conjugaison de connaissances scientifiques avancées et l'orchestration de toute une technologie, sans oublier les efforts de la main de l'homme. Cet ensemble produit un dispositif matériel dont dépend un équilibre biologique fragile, équilibre qui peut être porté métaphoriquement aux rapports que l'homme entretient avec son environnement. Malgré toute cette science mise en œuvre par des dispositifs de présentation ne cachant rien de leur dimension technologique, la nuit qu'Hicham BERRADA parvient à générer une part poétique d'une rare intensité. Les effluves libérées au sein d'une ambiance vespérale artificielle laissent au spectateur le loisir de rêver, de se laisser bercer par les souvenirs profonds d'un enfant né à Casablanca au beau milieu des jardins de Jasmin.
En références :
La machinerie scientifique imaginée par Wim DELVOYE en partenariat avec des scientifiques et intitulée Cloaca, reproduit le système digestif grâce à la reconstitution des enzymes de la digestion. La machine ingère et digère les aliments que les spectateurs peuvent lui donner. La dimension scientifique mise en exergue par un dispositif monumental et technique permet à la fois de saisir intimement le principe de la digestion tout en servant de machine critique. Wim DELVOYE porte un regard incisif sur la société de consommation et le monde de l'art que l'éloquence du dispositif scientifique irrigue d'une certaine ironie.
Processus biologique et projet esthétique : la vie chromatique des moisissures de michel BLAZY dans Running al fresco de 2015 (Biennale de Lyon, La vie moderne).
Le discret système d'irrigation qui alimente une vaste surface de coton imprégné de plâtre diffuse du liquide alimentaire au goutte à goutte. Durant la durée totale de la biennale, autrement dit plusieurs mois, la basket en bas relief se voit moisir et assumer une temporalité propre à un phénomène biologique, bien éloigné de la performance du sportif. La temporalité suinte dans des variations chromatiques fascinantes. L'outil de l'artiste devient son savoir scientifique davantage qu'un savoir-faire, qui, en ce qui le concerne, est délégué en grande partie à une équipe de techniciens. Le dispositif mettant en œuvre le phénomène biologique devient le projet plastique lui-même.
Hicham BERRADA, Mesk-Ellil, 2015
Installation, ensemble de 7 terrariums de 200 X 50 X 50 cm en verre teinté, 30 plants de Cestrum nocturnum (Jasmin à floraison nocturne), éclairages horticoles, éclairages clair de lune, temporisateur.
Michel BLAZY, Running al fresco, 2015
Coton, plâtre, colorant alimentaire, eau, système goutte à goutte.
Wim DELVOYE, Cloaca, 2000
Hans HAACKE, Rhine Water Purification Plant, 1972
Installation, containers en verre et en plastique, pompe, eau du Rhin, tubes, filtres, produits chimiques, poissons rouges..
Bruno Philippot
Chargée de mission Arts plastiques à la DAAC de Grenoble
bruno.philippot@ac-grenoble.fr